Dans les lagons

2022
On dit que pour devenir, on se la raconte, que le récit et l’image nous constituent autant que la matière. On dit que nos histoires et nos incarnations, comme les lagons où se mêlent l’eau douce et l’eau salée, loin d’être monolithiques, prennent des allures polymorphes.

J’ai commencé la photographie par la pratique de l’autoportrait, il y a douze ans — j’en ai 27. Et je suis entré dans l’âge adulte avec. On dit que j’ai l’image dans la peau. Je dis que je suis les figures – plurielles – que j’ai incarnées dans mes images, que je suis ciel que je deviens à travers et ce qu’elles deviennent à travers moi. Je dis que je me pollinise… Car comme le végétal se bouture, se sème, se marcotte, se greffe, le devenir est un engendrement, une hybridation, un jardinage, une métamorphose constante.

Alors, dans le noir, je raconte ma contre-histoire, des bourgeons sortant de la bouche. Je viens habiter un jardin en robe de nuit : je me laisse hanter par tous les récits, tous les désirs, dans lesquels je m’enracine, je fais résonner le rire de la mise en scène et son jeu par lequel je me compose. Je fais croître le trouble, liquide : je fais des autoportraits sans visage, j’interroge les frontières du genre et son spectre, ce que ça veut dire de donner corps à des images, telle une longue performance — une longue transe. J’imagine des espaces de proliférations, fluides, où l’organique se déploie, se transmute à la lumière du flash et s’hybride à mon corps à l’ouvrage. Je viens hanter mes propres images, ou je me laisse hanter par elles. Dans les lagons nous parle de ces espaces troubles où nous avons la joie, la place – lumière face au visage, visage face au diaphragme – de nous rêver, de nous métamorphoser, de nous déployer, d’exister, multiples.




Plusieurs textes en lien avec “Dans les lagons” :

Polymorphe
Ciel !
Je mets mon corps à l’ouvrage

***

Fanzine collectif “Lire les fleurs”, réalisation et curation d’Ainhoa Bourgeois, 2022
Lié à l’exposition collective “Manger les fleurs”, galerie Sono, novembre à décembre 2022
Poème “Polymorphe” et deux images de la série “Dans les lagons”

Polymorphe
avril 2022


J’occupe une pièce froide et noire du rez-de-chaussée aux volets fermés
Dans laquelle mes pieds s’enracinent entre les joints des tomettes brunes
J’ai le jogging au corps
Un spot Makita sur batterie ou secteur
Lumière face au visage
Visage face au diaphragme
Et un velours vert chrome pendu au support de fond :
J’engendre des éclairs
— globes aveuglés par le flash
Je deviens matière

J’occupe une pièce froide et noire
Dans laquelle je me fabrique mes images
J’apparais : corps face à la lumière.
Entre les rainures des vantaux
L’eau rentre par la fenêtre
Inondant la pièce d’un liquide trouble que mes mains enlacent doucement
Et de mes extrémités spongieuses, pollinisateurs hypertrophes
Poussent des spadices jaunes en forme de massue
Émergeant d’arums rouges et blancs

J’ai la chair de poule
Je me souviens être corps, le vivre plutôt que l’avoir

Mes côtes me rappellent les rainures des vantaux
Mes clavicules, les sillons des spathes
Bientôt je baigne dans l’eau
Le vent bat les fenêtres
La foudre sillonne le ciel
Et les insectes xylophages parcourent la terre
Je m’épanouis dans la tempête
Où les formes des choses sont balayées d’un revers de main

Et dans les lagons verts ondoyants,
Membrane mucilagineuse enveloppante,
Qui devenir ?
Mon être en proliférations :
Immense calmar boréal
Dans l’étendue d’eau au centre d’un atoll
Dévorant l’île de ses membres mouvants,
Ou petit tétard au creux de mes mains

Puisque dans les lagons verts ondoyants
Les cerisiers ont commencé à fleurir
Le saule tortueux au corps je me transmute
Car si toute est vraie, si tout est faux,
Qui devenir ?
J’occupe les espaces troubles
Je me déploie dans les interstices
Je squatte le genre comme un spectre
J’habite les désirs comme un soulèvement
Je pullule dans l’image
Je champignonne
Et que je me transfigure, que je me documente, que je me fictionne !
J’existe de mes places multiples
J’irradie, polymorphe

Mue imaginale
Imago, expulsant le méconium
Mon corps en proliférations

Et mes côtes me rappellent les rainures des vantaux
Mes clavicules, les sillons des spathes
Je baigne dans l’eau
Le vent bat les fenêtres
La foudre sillonne le ciel
Les insectes xylophages parcourent la terre
Je m’épanouis dans la tempête
Où les formes des choses sont balayées d’un revers de main

Et nous prenons l’espace
Nous sommes
Nous tétards
Nous calmars
Et bombant le torse
Nous occupons le genre du devenir comme un squat
Nous, nos corps, couverts de doutes et de fougères
Et qu’est-ce qu’on veut en dire et qu’est-ce qu’on ne veut pas en dire
Dans cette pièce froide, pavée de tomettes, noire,
Le spot de lumière dirigé en pleine face :
Iels habitent les images,
Une fleur de pommier inondée de vert

J’attends que ça décante
L’eau se retire lentement
Laissant sec le zinc de la bassine
Et loin les paysages sous-marins
Une aurore
Un tourbillon au visage

De nos doutes effervescents, postures multiples,
Prospèrent sur nos peaux des fougères
Car s’immisçant dans les interstices
Nous devenons
Lumière face au visage
Visage face au diaphragme :
Iels habitent les images
Iels dans les lagons ondoyants



Vues d’exposition, Passer dans les corps des arbres, MPAA Broussais, Paris
Photogravure 14,5 x 20 cm, tirages contrecollés 40 x 60 et tirage textile sur mousseline de soie 100 x 150 cm


Performance “Are you alive? Stim les fleurs”

20 minutes
1ère édition : 16 septembre 2023, à la MPAA Broussais
dans le cadre de l’exposition “Passer dans les corps des arbres”.
12 pages de texte, fleurs fraîches, drap blanc, robe de chambre à fleurs, deux arums en plastique, musique de jazz




[...]

J’ai faim
j’ai tellement faim
j’ai besoin de manger des fleurs
qu’elles me contaminent
oui
qu’elles me ravagent
oui
qu’elles se disséminent dans tous mes organes
je dévore les bouquets  
il m’en fait encore
il paraît que ça revigore
je suis une plante carnivore…

[...]

Où est mon micro et ma scène
où est mon public
moi je parle le langage des fleurs
tous les soirs à 22h


[...]

Car les fleurs comme moi
stimment toute la nuit baby
bodymind floral
corolle
zygopetalum

STIM STIM STIM STIM LES FLEURS !!!!

[...]

Baby
baby
j’ai le rythme dans la peau
baby je me suis tendu des fleurs
j’en avais partout sur le corps
elles étaient faites de rose et d’or
[…]

Coule
ça coule
mon appareil circulatoire
produit son propre suc
iris bâtard
giclant de la veine cave supérieure
nectar extrudé se répandant
de ma tête à mes pieds

[…]
À travers la performance “Are you alive? Stim les fleurs?”, la langue – femmage à celle de Monique Wittig – devient une danse, sous l’effet de l’ingestion à effet corporel mutatif, mortel ou salvateur, de fleurs.

EST-CE QUE
EST-CE QUE
tu parles le langage des fleurs ?????????
Dans le cortex
l'aire de Broca en floraison
l'aire de Wernicke en floraison
le territoire de Geschwind en fleur
mon liquide cérébro-spinal
est une eau florale


Tout commence par un corps recouvert d’un grand tissu blanc, linceul ou drap… s’extrayant, orné, d’une robe de chambre à fleurs, et rampant vers une rangée de fleurs. L’ingestion peut commencer : oeillets rose, orange, tournesol sont mangés lentement pétale par pétale.


Voici ma scène sur laquelle mon corps dance comme une fleur, sur une musique de jazz d’ascenseur, déclamant un texte halluciné, strip tease ravivant mes organes et passion frénétique pour le motif floral. Je l’ingère tout autant que je le deviens.


Mon stim favori depuis 28 ans, celui de faire le show sur le tapis du salon, monte sur scène, célébrant toutes les corporalités divergentes et les passions queer dévorantes.


ARE YOU ALIVE? STIM LES FLEURS
Are you alive?
Are you
are you
are you
are you
are you
are you
aliiiiiiiiiiiiiive

Are you
are you
are you
aliiiiiiiiiiiiiive

mmmmmmmmmmmmmh
baby
mmmmmmmmmmmmmh
baby
mmmmmmmmmmmmmh
comme tous les soirs
c’est l’heure du show
de l’autopollinisation
pistil
androcée
je bois le calice jusqu’à la lie
j’ai le rythme dans la peau baby
gynécée
étamines
l’on ne sait plus trop
car les fleurs
comme moi
de leur pulvinus
situé à la base du pédoncule floral
veulent faire face au soleil
agitées d’héliotropisme
et à découvert sur le tapis du salon
22 heures tapantes
je me crois sur la piste
dont mes pieds chauffent le bitume

Baby
baby
j’ai le rythme dans la peau
baby je me suis tendu des fleurs
j’en avais partout sur le corps
elles étaient faites de rose et d’or
et je veux
oui
je veux
je veux qu’il n’y ait que des fleurs
qui entrent dans ma bouche
des fleurs d’artichaut
en florescence
des tournesols
des arums chauds
des blanches de pommiers
des ombelles de fenouil
des graminées
des crêtes-de-coq
des cerisiers
des saules tortueux
en pleurs
en fleurs
des amarantes
des inflorescences de courgette
des poussées de cytises
et des cystes villesèquoises
cinq pétales
trois sépales
en fruit
ses petites capsules
aux feuilles parfois velues
parfois gluantes
simples elliptiques ovales ou linéaires
et je veux oui
je veux
je veux qu’il n’y ait
dans ma bouche
que des fleurs
des pavots
le long de ma trachée
des coquelicots
dans la crosse de mon aorte
des pivoines
des pois de senteur
qui m’enserrent le cœur.

Bip bip biiiiiiiiiiiiiiiiiiiip

Est-ce que
est-ce que tu es en vie ?

Lentement
lentement
je sens que
je les mange goulument
et la cornille scorpioïde éructe de ma pulpe
la phalangère à feuilles planes articule mon membre préempteur
et le géranium sanguin
coule dans mon arcade palmaire
atteignant mes glandes nectaires
trois fois rien pour faire un rien
une dryade à huit pétales
qui me sort par les oreilles
mes sclérotiques pulsent mes globulaires
renoncules bulbeuses vrillant d’un coup sec
et de ma bouche un glaïeul des moissons
tombe
la tête à l’envers
ma saxifrage éboulée
ma saxifrage hirsute
ça pétasite de luzule jaune
ça pulsatille soufrée
j’ai l’estomac tout retourné

mais qu’est-ce que tu fous
et qu’est-ce qu’elles me disent
les fleurs
qui veut savoir
les fleurs
j’ai le rythme dans la peau
et des cytises aux doigts
coule
ça coule
coule coule coule
mon appareil circulatoire
produit son propre suc
iris bâtard
giclant de la veine cave supérieure
nectar extrudé se répandant
de ma tête à mes pieds
un carpelle aux orteils
anthères dressées
sur le cuir de mon crâne
mes reins battent la chamade vermeille
eux aussi mimosa
magnolia myosotis
ça ne filtre plus rien
du tout
tout jaillit par brises
mon torse pulmonaire
souffle un doux pollen
bronchioles terminales astérolides épineuses anémones s’époumonent
mes babines poussent en corolles
filets
au coin des lèvres
orchidées
tournesols
olé olé

STIM STIM STIM STIM LES FLEURS
STIM LES FLEURS !!!!!

Dance dance dance
au bout de la night baby
c’est la boom bébé
c’est de la bombe
bombe
bombe
boom au corps calleux
il y en a partout
stellaires
ça tourbillonne
mes pédiculaires
arquées au sol
tronc cérébral
en florescence
j’ai le sang qui monte au cerveau
l’arum tacheté est toxique
ça grimpe par les trous de nez
une joubarbe toile d’araignée
le liseron rampe sur le corps
ça court ça court
la fleur de peau enserrant ma jugulaire

EST-CE QUE
EST-CE QUE tu parles le langage des fleurs ??????????

Dans le cortex
l’aire de Broca en floraison
l’aire de Wernicke en floraison
le territoire de Geschwind en fleur
mon liquide cérébro-spinal est une eau florale

J’ai la gerbe de mots
ça se déverse
haut-le-cœur
faut que je vomisse
j’ai attrapé le tournis
je danse quand j’écris
je danse quand je lis
je danse quand je parle
je danse quand je ris
j’ai faim
j’ai tellement faim
j’ai besoin de manger des fleurs
qu’elles me contaminent

oui
qu’elles me ravagent
oui
qu’elles se disséminent dans tous mes organes
oui
je dévore les bouquets
il m’en faut encore
il paraît que ça revigore
je suis une plante carnivore
rampant par terre
j’en n’ai plus rien à faire
je me traine sur le sol
j’ai soif
j’ai besoin d’eau
je me plante dans la terre
mes racines déchiquettent le sol
je veux étendre mes feuilles
je veux photosynthétiser
de mes chloroplastes
à moi la chlorophylle
du soleil
je vais ne faire qu’une bouchée
je veux que mon corps dance comme une fleur
je les sens me pousser dans tous les organes
il y en a tellement
elles poussent aussi vite qu’elles se fanent
je bourgeonne de toutes parts

STIM STIM STIM STIM LES FLEURS
STIM LES FLEURS !!!!!

car les fleurs comme moi
stimment toute la nuit baby
bodymind floral
corolle
zygopetalum

I AM
I AM
I AM ALIVE?!

tout mon suc me dévaste mes joues
je ris de tout mon saoul
j’ai le dos qui gratte
trois épines aux vertèbres
le long de la colonne
astre éblouissant
et les portes qui grincent
je déboule au printemps
fuchsia mauve lilas
rose
violette
je cligne trois fois des yeux
le corps sec
l’estomac en digestion
j’accuse le coup

Et je suis né··e en même temps que le soleil...

ET JE SUIS NE·E EN MÊME TEMPS QUE LE SOLEIL

AHAHAHAHAHAHAHAHAHA

Je suis le bouquet du cimetière
qui prend vie sur la pierre
nourri par la mousse et le lichen
qui couraient sur les dalles funéraires

Je suis le chrysanthème amoureux
triste ou joyeux
fleur d’or nécrophage
vivace est son image

Je suis le tournesol en plastique
qui quitte son vase sans eau
ciaoooooo
je fais si bien le beau

Je suis la rose dans son bocal
même la rose a des épines
elle qui fait mine
elle n’est pas modeste, non…

Je suis l’arum d’Italie
aux raisins de serpent
ça se bouffe voracement
sans retour en arrière

Je suis la fleur de cuscute
ipomée cannibale
à la tige volubile
elle tourne
tourne
dans le sens inverse des aiguilles d’une montre
comme un lasso de cowboy
complétant un cercle
environ une fois par heure
s’allongeant au fur et à mesure
jusqu’à ce qu’elle touche à une tige
puis elle commence à s’enrouler autour d’elle
pour lui absorber l’eau les minéraux les glucides
et parfois même
elles se dévorent
entre elles…

Mon hypothalamus
est en plein festin
l’appétit vient en mangeant
hypophyse
septième ciel
mon tractus optique
n’en peut plus des couleurs
des motifs
Georgia tu m’entends ????
Oh ! C’est le kiffe………..
donne m’en plus…
je suis en pleine floraison

Elles prennent… tout de moi
qu’est-ce que je vais devenir ?
elles ne me laissent rien…
je pétale
je tige
je corolle
j’épine
je fleuronne
je me pollinise
j’en suis empli·e
je boutonne
je me deviens

YEAHAAAAA
YOUHOUUUUUUUUU
HAHAHAHA

Ahhhh
anis
ehhhh
edelweiss
hiiii
iris
ouuuuh
oursin bleu
beauuu
bouquet d’étoiles

et je suis né··e en même temps que le soleil

ET JE SUIS NE··E EN MÊME TEMPS QUE LE SOLEIL

Je vais m’allonger un peu
et regarder du haut de mon ciel
le parterre fantastique
de mon corps héliothrope

Je vous demande pardon...
Je suis encore décoiffé··e...
Ah ! Je me réveille à peine...
à peine
à peine
à peine
à peine
à peine
à peine
à peine
à peine
à peine
à peine
à peine
à peine
à peine
à peine
à peine
à peine

et je suis né·e en même temps que le soleil

c’était
au printemps

et tous les soirs à 22h
l’heure du show
sur mon tapis roulant
depuis 28 ans
où est mon micro et ma scène
où est mon public
moi je parle le langage des fleurs
tous les soirs à 22h